menu | version pdf | version word | |||||||||||||
Tu exposes quand ?
Eh ! quoi ! vous ici, mon cher ? vous dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de quintessences ! vous le buveur d’ambroisie ! en vérité, il y a là de quoi me surprendre.- Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole dans un mouvement brusque a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n'ai pas eu le courage de la ramasser. J'ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, à quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses et me livrer à la crapule comme les simples mortels Et me voici tout semblable à vous, comme vous voyez !- Vous devriez au moins faire afficher cette auréole, ou la faire réclamer par le commissaire.- Ma foi ! non. je me trouve bien ici. vous seul, vous m'avez reconnu. D’ailleurs la dignité m’ennuie. Ensuite je pense avec joie que quelque mauvais poète la ramassera et s'en coiffera impudemment. Faire un heureux, quelle jouissance ! et surtout un heureux qui me fera rire ! Pensez à X ou à Z ! hein ! comme ce sera drôle !
Charles Baudelaire, Le spleen de Paris, 1868
“Tu
es au Beaux-Arts ?“ me demande-t-il d’un ton un peu incrédule,
entre “Ça sert à quoi ?“ et
“Mais tu vas vivre de quoi ?“. Il se ressaisit un peu
pour enchaîner sur les questions d’usage : “Et tu fais quoi ?“,
“Tu exposes quand ?“. L’art reste, pour une majorité de gens
(et pas seulement chez les non-initiés) une pratique liée à des
médiums précis et surtout à des objets qui s’exposent… J’ai envie
de lui répondre : “Je fais de tout“ ou “Je ne fais rien“ concernant
ma pratique et “Toujours“ ou “Jamais“ concernant la date de
ma prochaine exposition… Je m’abstiens parce que je n’ai pas spécialement
envie de véhiculer l’image de l’artiste qui se la joue. Je
me contente d’un “Un peu de sculpture et de photo…“ et d’un “On
verra“… Si je ne voulais pas, une fois de plus, éviter de passer
pour un artiste prétentieux, je dirais que j’avais alors la vague
impression d’être un Albatros.
Lors d’une rencontre au Centre d’Art Contemporain de Genève, Jean-Luc Moulène se demandait s’il faisait de l’art, lorsque, lors de ses promenades, il ramassait un serpent mort, en faisait un nœud et l’abandonnait sur place. S’il ne pratiquait que ce type de travail, comment répondrait-il, lui, aux questions auxquelles je suis confronté ? Dirait-il “je noue des serpents“ et j’expose là où je les trouve“ ? Le prendrait-on au sérieux ? Serait-il encore un artiste reconnu par les institutions ?
L’artiste privatisé
Je n’ai rien contre le pognon, c’est
super pour les commissions, pour le produit national brut et quand
on est saoul pour les putes.
Sarclo
Si t’es hip-hop pour tes cuts demande pas d’royalties.
Rockin’ Squat
La pollution visuelle est partout. Comment l’art peut-il se faire une place ?
Dimitrijevic, en choisissant le musée plutôt que la rue pour ses
Triptychos Post historicus, parlait de la nécessité
du musée pour démarquer l’art de la publicité ou de la propagande
[1]
. D’autres, comme Krueger ou Gonzalez-Torres prennent
le parti inverse et optent pour une confrontation directe en investissant
les supports mêmes de la publicité. Les seules personnes qui ont
vraiment le droit d’exposer sont finalement celles qui peuvent se
payer des campagnes d’affichage ou des plages de publicité dans
les médias. Buren entrevoit quant à lui une autre attitude encore,
soulignant que plusieurs artistes travaillant dans la rue se placent
à la limite du visible pour ne pas jouer la surenchère, pour prendre
le contre-pied de la publicité
[2]
Les
peintres, sculpteurs et architectes ont été soutenus, au cours de
l’histoire, par l’église, par le prince, par l’Etat, par le parti.
Aujourd’hui, le vrai pouvoir en place étant le pouvoir économique,
il semble que l’art soit condamné à devoir être soutenu par les
entreprises. Comme souvent, les Etats-Unis nous montrent une voie
qu’il sera hélas difficile de ne pas suivre à moyen terme avec des
salles de musées systématiquement sponsorisées par des entreprises
privées ou de riches particuliers. En Suisse, alors que les pouvoirs
en place tendent à réduire de plus en plus les prestations publiques,
dans les domaines de la santé, de l’éducation ou de la culture,
la création risquent d’être condamnée à n’être soutenue à l’avenir
que par des banques ou des vendeurs de bijoux. Que vont devenir,
ces prochaines années, les musées publics, les écoles d’art et le
système des bourses fédérales. Nos dirigeants ont déjà leurs écoles,
leurs cliniques, leurs voitures, leurs salles de sport, leurs médias,
leurs polices. Pourquoi alors défendraient-ils les services publics ?
Ils ont les moyens de continuer à faire voter
pour eux et peuvent tranquillement travailler à supprimer les impôts.
Pourquoi n’auraient-ils pas également leurs propres musées, comme
c’est déjà le cas pour la Migros ou l’UBS ?
L’artiste
le plus intéressant est souvent celui qui est le plus indépendant
face aux instances légitimantes, celui qui questionne le pouvoir
en place. Mais comment cet artiste peut-il
vivre dès le moment où seuls les pouvoirs économiques sont censés
le soutenir ? Les années 1980 ont bien montré qu’un pouvoir
dérivant vers l’extrême droite (avec Reagan et Tatcher) entraînait
une phase artistique statique voire rétrograde.
Un
système largement réactionnaire ne peut que promouvoir un art du
passé, un art qui crée des objets de luxes pour des clients qui
veulent avant tout montrer leur richesse et éviter de payer des
impôts en plaçant de l’argent dans des tableaux. Le système des
galeries est hélas, largement acquis à ce modèle lui aussi.
Le réseau internet ou les murs utilisés par les writers peuvent servir de modes de diffusion alternatifs pour communiquer avec une large audience en dehors des circuits commerciaux. Il est cependant étonnant de voir à quel point ces possibilités, qui permettraient de contrecarrer le système en place, sont réprimées, étouffées. Les graffeurs ont une fâcheuse tendance, lorsqu’ils sont récidivistes en tout cas, à finir en prison. Quant à l’Internet, qui pourrait servir aux artistes de réseau parallèle, libre et gratuit, il est de plus en plus contrôlé. Les sites proposant des choses trop intéressantes gratuitement sont fermés, la pub est partout et, surtout, la mise en vente de leurs résultats par les moteurs de recherche rend de plus en plus fragile cet espace d’expression libre. On va jusqu'à faire des exemples ridicules en condamnant des adolescents pour avoir téléchargé les chansons de leur idoles sans payer de ban à Universal ou Warner. Force est de constater que les offensives pour libérer l’art d’un système commercial sont très difficiles à mener.
Si Barthes
[6]
et Foucault
[7]
proclamaient hier la mort
de l’auteur, on peut constater aujourd’hui que ses droits sont quant
à eux bien vivants. Le copyright est sans cesse évoqué, à tort et
à travers, dans le pseudo débat sur les MP3 ou les photocopies par
exemple
Dans une société réellement démocratique, l’accès à la culture (y compris sa reproduction pour usage privé) ne devrait-il pas être total ? Il faut constater que la liberté d’apprendre, comme celle de s’exprimer ou de se déplacer d’ailleurs, n’existe que pour ceux qui peuvent se la payer. La disparition physique de l’œuvre, que se soit par la vidéo, la performance, la musique, l’art numérique… ne constitue-t-elle pas une chance d’amorcer une nouvelle ère où l’art se libérerait de ses chaînes actuelles ? A propos de la reproduction mécanique de l’œuvre d’art, Benjamin disait :
“Il est indispensable de tenir compte de ces circonstances historiques dans une analyse ayant pour objet l’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée. Car elles annoncent cette vérité décisive : la reproduction mécanisée, pour la première fois de l’histoire universelle, émancipe l’œuvre d’art de son existence parasitaire dans le rituel“ [9] Si
la photo a su libérer la peinture de son rôle rituel et représentatif,
la photo numérique libérera-t-elle à son tour l’art du fétichisme
et du mercantilisme qui l’accablent ?
L’artiste comme spécialiste ?
Bientôt un téléphone cellulaire par habitant en Europe [10] , des capitales ralliées en quelques heures d’avion, des rayons entiers de produits chinois, indiens ou mexicains dans nos supermarchés. Autant de signes de la mondialisation ? Un humain sur deux n’a jamais utilisé un téléphone [11] .
Notre
planète n’est pas “mondialisée“, elle est “polarisée“. Le terme
de “mondialisation“ est employé à tout bout-de-champ pour dire tout
en n’importe quoi. Le monde n’est pas un “global-village“. Cette
idée n’est qu’une nouvelle projection hégémonique occidentale. Bien
sûr un Européen ou un Américain peut avoir l’impression, parce qu’il
peut aller d’un hémisphère à l’autre comme il lui chante et trouver,
à des dizaines de milliers de kilomètres de chez lui, un monde étonnamment
proche du sien, de se trouver dans un seul et unique village.
“Ainsi la navigation à vapeur qui raccourcit les trajets,
a-t-elle tué à travers le monde des ports d’escales jadis célèbres ;
on peut se demander si l’aviation, en nous invitant à jouer à saute-mouton
par dessus les étapes anciennes, n’est pas appelée à remplir le
même rôle. “
[12]
L’exode rural, de Mexico à Istanbul en passant par
Dakar confirme aujourd’hui les prédictions de l’ethnologue. La “mondialisation“
est un concept qui permet à l’Occident de se voiler la face, de
ne prendre en compte ni les fragmentations économiques et sociales
toujours plus importantes ni les contre-modèles
asiatiques ou islamiques par exemple
La polarisation s’applique également au domaine de la connaissance : le mythe du savoir universel est dépassé depuis longtemps et même l’idée de culture générale commune (autre que télévisuelle ou footballistique) est fortement ébranlée. De plus en plus, des années d’études sont nécessaires pour prétendre pouvoir pratiquer le travail en apparence le plus simple. Les connaissances dans chaque domaine sont si pointues, les informations si nombreuses que, pour prétendre connaître quoique ce soit réellement, il faut souvent faire l’impasse sur le reste… J’ai rencontré l’autre soir à un docteur en histoire de l’art qui n’avait jamais entendu parler de la Documenta ! L’artiste est-il condamné à être un spécialiste qui s’adresse aux spécialistes de l’art contemporain ? Le rôle de l’artiste n’est-il pas, au contraire, de jeter des ponts entre des disciplines qui s’ignorent ? Ces ponts ne peuvent-ils pas n’être découverts que par des personnes extérieures aux domaines en question, en dilettante ?
Il est facile de croire que l’artiste est un spécialiste, non plus forcément un spécialiste de l’art mais un spécialiste dans une discipline quelconque. On s’imagine aisément un Mark Dion biologiste, un Thomas Hirschhorn philosophe, un Dimitriijevic historien d’art. Est-ce vraiment le cas ? Hirschhorn, en parlant de ses monuments dédiés aux philosophes, y répond clairement :
“Je construis des monuments pour les philosophes car ils ont quelque chose à dire aujourd’hui (…). Les philosophes donnent le courage de penser, le plaisir de la réflexion (…). J’aime lire de la philosophie, même si je n’en comprends pas le tiers (…). “ [14]
Le
graffiti, souvent considéré comme un domaine refermé sur lui-même,
destiné aux spécialistes qui savent en lire les codes, se constitue
en réalité, comme le rap ou la musique électronique, de samples,
L’artiste
est-il un “artiste“ ?
Toi Toi si tu étais l'Bon Dieu Tu s
Jacques Brel
Many of the most interesting artists working
today don’t believe in art.
Jonathan Watkins [16]
Les artistes peuvent-ils réellement développer
des propositions intéressantes et critiques sur la société actuelle
en se contentant de rester au sein du système commercial de l’art ?
Le choix d’en sortir, celui que beaucoup on fait, n’est pas le plus
facile. Briser les barrières entre l’art et son environnement, s’exprimer
dans l’espace publique est facile. Intéresser qui que ce soit en
dehors du musée l’est moins. A l’opposé du cube blanc, la rue propose
un environnement hostile à l’artiste. Les writers
revendiquent le droit d’être un contre-pouvoir au sein d’une pollution
visuelle commerciale : “Je pense que les grandes villes
appartiennent à tout le monde. Tout le monde pose des affiches,
tu lis des noms de boutiques partout, les municipalités multiplient
sans cesse les emplacement publicitaires (…) et quand tu places
un tag, tu crées quelque chose d’autres, tu modifies l’environnement
de manière spontanées“ Baboo, M, CMP
[17]
L’hostilité de la rue pour l’artiste peut aller jusqu’à
l’agression physique. Les termes “prise de risque“ ou “engagement
artistique“ retrouvent alors leurs sens littéraux.
“La rue c’est un défi constant.
Tu défies le mec qui va te balancer sur son portable, la petite
vieille qui va te dénoncer aux flics qui sont à l’angle de larue.
Tu défies les patrouilles de keufs, les vilcis qui passent en voiture
banalisée, le warrior qui va jouer au justicier en te mettant une
droite…“ O’Clockm LT27 156- 73
[18]
Dans le musée et la galerie, le lecteur
sait qu’il est confronté à une œuvre d’art. Dans la rue, aucun statut
n’est établi, aucune classification ni sanctification ne viennent
aider le travail à se démarquer du contingent. Le problème de la
réception se pose donc en tout premier lieu. Est-ce que le public
(éventuel) va oui ou non considérer l’œuvre comme de l’art ?
Est-ce que cela a une quelconque importance d’ailleurs ?
Certains artistes décident de faire des
interventions à la limite du visible, de travailler avec des gestes
extrêmement faibles, presque inexistants. Lorsque Cornelia
Parker fait tomber dans un feu d’artifice des morceaux de météorites
sur Birmingham
[19]
, le passant n’y verra sans doute “qu’“un feu
d’artifice. Il sera certainement séduit par la beauté des couleurs
dans le ciel mais, pourtant, cette beauté n’est pas essentielle
à l’œuvre et n’a pas besoin d’elle pour exister. En un mot :
la beauté n’a plus de lien direct avec l’art. Le mot “art“ n’est-il
pas lié au concept du musée (même s’il a été appliqué rétroactivement
à des réalisations qui ne s’y trouvent pas). Les artistes qui décident
de sortir du musée ne sont-ils pas exposés à voir leur travail,
immergé dans la vie quotidienne, devenir autre chose que de “l’art“.
C’est ce que semble penser en tout cas toute une frange de la création
actuelle pour qui le mot “artiste“ ou “art“ ont tendance à devenir problématiques !
Cela Floyer, par exemple, exprime son désarroi vis-à-vis de son
statut “d’artiste“ :
“I think that what informs my pratice
is a certain dissatisfaction with being an artist, with operating
in this art context“
[20]
J’en resterai à cette constatation et je
ne me lancerai pas ici dans le débat sur la mort de l’art ni dans
la recherche d’un terme approprié pour qualifié ces “créateurs“,
ces noueurs de serpents.
[1]
Voir : Cameron, Dan, “Les fantômes de l’avenir“,
in : Braco Dimitrijevic: Slow as light, fast as thought, Catalogue de l’exposition, Museum Moderner, Vienna,
1994, p.36.
[2]
Voir : Buren, Daniel, A force de descendre dans
la rue, l’art peut-il enfin y monter ?, 11/24, p.71.
[3]
Bourdieu, Pierre, Hans Haacke,
Libre-Echange, Seuil/les
presses du réel, Quetigny, 1994, p. 25. [4] Painting by Kresimir Klika, 1969.
[6]
Barthes, Roland, “La mort de l'Auteur“, 1968, dans :
Le bruissement de la langue, Paris :
Seuil, 1984, pp.61-67.
[7]
Foucault, Michel, “Qu’est-ce qu’un auteur ?“ , 1969,
dans : Dits et Écrits,
Gallimard, 1994, t. I.
[8]
Voir un court article sur ses pratiques :
[9]
Benjamin, Walter, “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction
mécanisée“, 1936, dans : Ecrits français,
Editions Gallimard, Paris, 1991, p.146.
[10]
Voir les statistiques pour 2002 : www.statistik.admin.ch/stat_ch/
ber20/indic-soc-info/pdf/ind30101f_v4.pdf
[12]
Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, Paris, 1955, p. 126.
[13]
“Art Basel : pas du goût de tout le monde“, dans :
Le Courrier, Samedi 19 juin 2004, p. 19.
[14]
De Smet, Catherine, “Relier le monde, Thomas Hirschhorn
et l’imprimé“, in Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n. 71, 2000, p. 43.
[15]
Bischoff, Gautier, ECR, Malland, Julien, Kapital, Un an
de graffiti à Paris,
Paris : Editions alternatives, 2000, p. 74.
[16]
Jonathan Watkins, “Unbelievers“ in : Days like
these, Catalogue de
l’exposition, Tate Triennial Exhibition of Contemporary British
Art, 26 February-26 may 2003, Tate Britain, London, p. 10-15.
[17]
Bischoff, Gautier, ECR, Malland, Julien, Kapital, Un an
de graffiti à Paris,
Paris : Editions alternatives, 2000, p. 87.
[18]
Bischoff, Gautier, ECR, Malland, Julien, Kapital, Un an
de graffiti à Paris,
Paris : Editions alternatives, 2000, p.125.
[19]
Days like these, Catalogue de l’exposition, Tate Triennial Exhibition of Contemporary
British Art, 26 February-26 may 2003, Tate Britain, London, p.
11. [20] Days like these, Catalogue de l’exposition, Tate Triennial Exhibition of Contemporary British Art, 26 February-26 may 2003, Tate Britain, London, p. 10. |
|||||||||||||||