L’art, Blocher et les toilettes gratuites
J’aime
les toilettes des musées. Elles sont souvent assez
propres. Miraculeusement propres même pour des toilettes
gratuites. Cela n’est pas toujours si évident
: essayez, même muni d’un billet de train au
tarif pourtant prohibitif, de trouver des toilettes gratuites
et propres dans une gare ou dans un train. J’aime
aussi les toilettes des musées parce qu’elles
sont en général le seul lieu non-commercial
qui relie le bâtiment à des préoccupations
de la vie “réelle“.
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J’aime
les toilettes des musées enfin parce qu’elles offrent un
espace provisoirement privé au spectateur, espace pouvant
ainsi servir, loin du regard des gardiens, de lieu d’expression
voire d’exposition. Ne sont-elles pas souvent des cubes,
blancs parfois ?
Elles sont souvent assez propres. Miraculeusement propres
même pour des toilettes gratuites. Cela n’est pas toujours
si évident : essayez, même muni d’un billet de train
au tarif pourtant prohibitif, de trouver des toilettes gratuites
et propres dans une gare ou dans un train. J’aime aussi
les toilettes des musées parce qu’elles sont en général
le seul lieu non-commercial qui relie le bâtiment à des
préoccupations de la vie “réelle“.
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Le vendredi 12 mars 2004, Le Courrier publiait la photo de Blocher, l’air enthousiaste
et un rien niais, pointant (touchant peut-être) un tableau
de Anker, son peintre favori. L’image de Blocher faisant
le beau au milieu d’une exposition visiblement conçue, pour
son plus grand plaisir, autour de sa collection personnelle
(26 toiles, plus de la moitié des oeuvres présentées, appartiennent
au conseiller fédéral), m’avait immédiatement rappelé une
photo montrant Hitler visitant une biennale de Venise entièrement
dévouée à l’art officiel fasciste.
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L’article
expliquait que le conseiller fédéral serait invité le 16
mars à une soirée en son honneur à la Fondation Gianadda,
hôte de l’exposition-événement sur le peintre, sponsorisée
par l’UBS. C’est
donc le 16 mars que je décide de m’y rendre, nourrissant
l’espoir secret d’y voir peut-être quelque chose commme
une manifestation… des graffiti au moins ! |
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Hélas, à Martigny, pas de manif ni de révolte, mais un public, de plus de 60 ans en
immense majorité, dont la moyenne d’âge ne sera certainement
rabaissée pour les statistiques que par les classes d’école
primaire qu’on amène de force voir de la peinture passéiste
.
J'aurais voulu faire un clin-d’œil
à Hans Haacke et exposer la photo de Blocher visitant
“sa biennale“ à l’entrée
du bâtiment, comme l’artiste allemand l’avait
fait avec la photo de Hitler à l’entrée
du pavillon “Germania“ à Venise.
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A l’entrée de la Fondation Gianadda, une voiture d’une boîte de sécurité
privée attire mon attention et, pendant que j’attends devant
la porte d’avoir la voie libre pour réaliser mon accrochage,
deux sbires visiblement peu intéressés par la douceur de
la touche de Anker me fixent fermement, semblant se demander
ce que pourrait bien faire là cet individu correspondant
assez peu au profil-type des visiteurs du jour. Après quinze
bonnes minutes d’attente sous haute surveillance je me rends
à l’évidence : je devrai à nouveau me contenter des
toilettes. Dans un geste symbolique autant que désespéré,
j’affiche donc ma photo juste au-dessus de la cuvette.
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Blocher n'est pas Hitler me dira-t-on (ou ne me dira-t-on pas,
la perspective de l’établissement d’un nouvel art officiel
ne semblant pas effrayer outre-mesure)
. Juste : Blocher n’est pas Hitler. Il en est une nouvelle
version, mise au goût de jour, relookée, asceptisée … Une
version infiniment moins violente physiquement il est vrai
mais utilisant à merveille les armes sournoises de l’économie
et de la politique pour parvenir à des fins qui font toujours
froid dans le dos : défendre l’idée d’un pays puissant,
fier de ses traditions, épuré de toute souillure extérieure,
enrichi largement par la misère des autres. La Nuit de cristal
version 2004 est également moins violente, servie à la sauce
ultra-libérale. Blocher, sauveur d’une Suisse en pleine
décadence économique et morale ne compte pas soutenir les
structures culturelles existantes, structures certainement
trop difficiles à surveiller à sa guise.
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Il prône évidemment
des coupes budgétaires sans retenue dans les domaines éducatifs,
sociaux et culturels. Dans un même temps, rien n’empêche
des privés, lui par exemple, de monter des expositions.
Contrairement aux vulgaires incapables qui gèrent les musées
d’art contemporain par exemple ,
Blocher sera à même, en tant qu’homme d’affaires ayant largement
fait ses preuves, de faire venir le public en masse et de
gagner de l’argent. Preuve en est, à Martigny, devant payer
mon billet pour pouvoir m’exprimer, j’ai contribué à défendre
un système inacceptable.
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J'aurais été (je l'espère du moins) réticent à brûler des livres d’écrivains
juifs sur la place publique, mais la nouvelle épuration
est bien plus sournoise qu’on bon vieux pogrom.
Le véritable enjeu est pourtant ailleurs et l’opération
ne fera pas seulement monter la cote économique et symbolique
de ses tableaux mais sera surtout rentable idéologiquement,
les peintures de Anker (avec des scènes de genre au paternalisme
rural fort éloignées des critiques sociales de ses illustres
contemporains comme Daumier ou Millet) correspondant comme
par hasard à la vision de la “vraie Suisse“ chère à l’UDC.
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Dans son dialogue avec Hans Haacke, Pierre Bourdieu
résume à merveille la situation dans laquelle l’art se trouve
trop souvent aujourd’hui :
“On
peut redouter, en effet, que le recours au mécénat (des
entreprises) pour financer l’art, la littérature et la science
n’installe peu à peu les artistes et les savants dans une
relation de dépendance matérielle et mentale à l’égard des
puissances économiques et des contraintes du marché. On
peut craindre, en tout cas, qu’il ne justifie la démission
des instances publiques qui peuvent prendre prétexte de
l’arrivée des mécènes privés pour se retirer et suspendre
leur aide. Avec ce résultat extraordinaire que ce sont toujours
les citoyens qui, à travers les exemptions d’impôts, financent
l’art et la science, et, par surcroît, l’effet symbolique
qui s’exerce sur eux dans la mesure où ce financement apparaît
comme un effet de la générosité désintéressée des entreprises.
Il y a là un mécanisme extrêmement pervers à payer notre
propre mystification…“
Cette
perversité est encore plus grande dans le cas qui nous intéresse
: non seulement ce schéma s’applique à merveille pour cette
exposition (sponsorisée largement par des entreprises comme
l’UBS rappelons-le) mais, surtout, Blocher porte ici une
double casquette, représentant à la fois les instances publiques
et les mécènes privés.
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Pourquoi
dès lors lutterait-il pour que les instances publiques défendent
la création alors qu’il est en mesure de choisir seul ce
qui vaut la peine d’être montré… plus même besoin de brûler
l’art dégénéré. Comme trop souvent, la séparation des pouvoirs
ne semble pas concerner le seul vrai pouvoir, le pouvoir
économique. Anecdote fort intéressante: lors de la visite
de Blocher à Martigny, un repas gastronomique coûtant tout
de même 20 000 francs
a été servi aux invités et, si la facture a été payée pour
moitié par le principal intéressé, la Fondation Giannada
et la ville de Martigny en ont payé l’autre.
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Privatisons
les écoles, et laissons les entreprises nous dire ce qu’il
faut apprendre pour être rentable, privatisons la culture
et laissons nos guides nous dire ce qu’est l’art, privatisons
la sécurité et laissons les clients décider des lois à faire
respecter, privatisons le pouvoir et laissons des gens capables,
des chef d’entreprises, des meneurs d’hommes défendre leurs
positions. Restera encore aux artistes, pour un temps peut
être, des toilettes gratuites et propres pour pouvoir s’exprimer.
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1 “Les parlementaires
valaisans boycotteront la visite de Blocher“, dans : Le Courrier, 12 mars 2004.
Bourdieu,
Pierre, Hans Haacke, Libre-Echange, Seuil/les presses du réel, Quetigny, 1994, p. 25.
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