1.1 Quels graffiti ?
Le choix de la Chaux-de-Fonds comme territoire de recherche s’explique
autant par des raisons purement pratiques que par la diversité des graffiti
qu’on y trouve sur une surface relativement restreinte. Le choix de cette
ville nous permet de proposer une vision complète - concrétisée
par un catalogue - et de nous appuyer dans notre analyse sur une cartographie
précise des endroits touchés par des formes de graffiti très
variées. La délimitation du cadre géographique de notre
étude ne pose donc pas de problème particulier : nous nous intéresserons
ici presque exclusivement aux graffiti se trouvant sur le territoire de la ville
de la Chaux-de-Fonds, tout en n’excluant pas, à titre de comparaison,
quelques œuvres rencontrées ailleurs, à Neuchâtel notamment.
Nous avons également pris le parti de ne traiter que des œuvres
visibles depuis l’espace public, c’est-à-dire de ne pas prendre
en compte les œuvres commandées par des particuliers pour orner
l’intérieur de bars ou de magasins par exemple. Ce choix n’exclut
pas pour autant des graffiti créés légalement, parfois
sur commande, mais que chacun peut admirer depuis la rue.
L’étude que nous allons mener se veut être une sorte d’instantané
des murs de la ville. L’approche sera donc synchronique même si
le fait que des graffiti ayant déjà près de 15 ans, toujours
visibles à côté d’autres datant de 2003 nous amènera
parfois à nous interroger sur l’évolution du phénomène
dans le temps.
Si la délimitation géographique et temporelle de notre champ d’étude
ne pose donc pas de problème particulier, sa délimitation formelle
est elle plus complexe et demande qu’on s’y attarde plus longuement.
1.2 Graffiti et graffiti hip-hop
Nous n’allons pas traiter ici de tous les graffiti que l’on peut
trouver à la Chaux-de-Fonds. Il faut donc en premier lieu expliquer comment
s’est opérée la sélection. “Graffiti“
est un terme très large qui peut décrire aussi bien une “Inscription
ou dessin tracé sur les murailles, les monuments (des villes antiques)“,
une “Inscription ou dessin griffonné sur les murs, les ports, etc…“
ou un “Dessin analogue au tag, mais plus élaboré,
tracé souvent à la bombe sur un support urbain“ (note
1). Nous sommes donc contraint de préciser quels sont les graffiti qui
nous intéressent. Eliminons d’entrée les deux premières
définitions pour ne retenir que la troisième : ni les inscriptions
antiques ni les inscriptions griffonnées ne vont retenir notre attention.
Pourtant la proposition “Dessin analogue au tag, mais plus
élaboré, tracé souvent à la bombe sur un support
urbain“ qui peut d’ailleurs paraître peu claire au
non-initié, n’est pas encore satisfaisante. En effet, nous allons
avoir affaire à des graffiti créés avec d’autres
outils que le spray et, surtout, sur des supports qui ne sont pas toujours urbains.
Le Robert comme le Larousse (note 2) et le dictionnaire Hachette (note 3) définissent
le graffiti par son support urbain. Que dire alors d’un dessin au stylo
(Ill. 01), réalisé
puis publié sur un support papier ? N’est-ce pas un graffiti ?
Qu’est-ce alors ? A l’inverse, toute forme sprayée sur un
mur doit-elle être comprise dans une seule catégorie appellée
“graffiti“ ? Ne doit-on pas opérer une distinction entre
une fresque d’un graffeur renommé comme Soy (Ill.
02) et un message anonyme (Ill.
03) ? Doit-on considérer que le support et la technique du spray
sont des facteurs suffisants pour inclure ces deux formes dans une seule et
même catégorie ? Si l’on veut opérer une distinction
entre ces créations, on se doit d’introduire des facteurs formels.
Ainsi, pour définir les graffiti qui nous intéressent ici, le
terme de “graffiti hip-hop“ par exemple peut être introduit.
Ce terme est utilisé par quelques auteurs spécialisés (note
4) et a le mérite de créer une catégorie intéressante
au sein de celle définie par le terme générique de “graffiti“.
Le concept est difficile à cerner car il ne se base pas sur des critères
techniques ou sur le type du support (note 5), mais sur des caractéristiques
formelles. Dans notre travail, ce sont justement les graffiti hip-hop qui nous
intéresseront et nous allons nous efforcer, tout au long de notre analyse,
de montrer quelles sont les formes qui les définissent.
En deux mots, un graffiti hip-hop se définit par la présence quasi
obligatoire d’un lettrage représentant le pseudonyme de l’artiste
ou celui de son groupe, par son intention décorative et par la conscience
de l’artiste d’appartenir à un mouvement ayant des traditions
et des règles. Le pseudonyme peut alors prendre une forme unique est
très développée, le graff, ou une forme répétée
toujours de manière identique, le tag (note 6). Cette distinction primordiale
reste hélas très peu usitée. Ainsi, un large pourcentage
des articles ou des études publiés (note 7) traitent du graffiti
en général, ce qui n’a pas beaucoup de sens étant
donné qu’un graffiti hip-hop a moins de rapports avec une inscription
griffonnée sur un mur par exemple qu’avec de nombreux domaines
comme la bande dessinée, l’art moderne, la calligraphie…
Le terme de “graffiti hip-hop“ a aussi le mérite de rappeler
l’appartenance de cette forme d’expression graphique à un
mouvement plus large : le hip-hop. Les formes du graffiti hip-hop sont nées
aux Etats-Unis dans les années 1970 (note 8) avec le mouvement hip-hop
qui compte, outre le graffiti, le rap, la danse hip-hop et le “djying“
(art de créer de la musique en direct avec deux platines et des disques
vinyle) et elles sont arrivées en Suisse avec le mouvement hip-hop dans
les années 1980. Nous verrons que cette relation joue un rôle important
à bien des égards.
Au sein de mouvement hip-hop, on parle en général de “writers“
(note 9) et non de “graffiteurs“ comme certains dictionnaires le
proposent. Ce terme permet non seulement de distinguer l’artiste qui réalise
des graffiti hip-hop des autres “graffiteurs“, il permet aussi de
réunir, sous une appellation qui n’a pas d’équivalent
en français, les “tagueurs“ et les “graffeurs“
(note 10). Il rappelle également que tags et graffs sont liés
par le fait qu’ils se basent sur un lettrage. De la même manière,
on parlera de “writing“ pour l’activité des
writers dont les productions sont donc forcément des graffiti hip-hop.
Les writers font généralement toujours partie d’un groupe
d’artistes regroupant, soit uniquement tagueurs et graffeurs, soit également
des pratiquants d’autres disciplines du mouvement hip-hop. De tels groupes
sont en général appelés “crews“ (note
11).
1.3 Le graffiti hip-hop dans sa diversité
Le graffiti hip-hop peut se décliner en de nombreuses formes très
différentes les unes des autres, de la signature réalisée
en quelques traits (Ill.
04) à la fresque pleine de lettrages complexes, de personnages et
de couleurs (Ill. 05).
Il faut pourtant éviter à tout prix d’opérer des
catégorisations trop hâtives et, surtout, de considérer,
comme on l’entend souvent (note 12), que certaines formes sont artistiques
et que d’autres ne sont que du vandalisme. En fait, comme nous allons
tenter de le montrer dans ce travail, ces différentes formes, d’ailleurs
souvent réalisées par les mêmes artistes, sont dictées
en grande partie par leur support et par les conditions dictées par celui-ci.
L’importance capitale des conditions de réalisation fait que, plus
encore que pour d’autres formes d’art, il est totalement inutile
de vouloir porter, du moins au premier coup d’œil, des jugements
qualitatifs, même d’ordre technique (note 13). Comparer un graff
légal, fait en plein jour avec des bombes payées par un client
(Ill. 05), et un
graff illégal, réalisé de nuit sur un train, sans tenir
compte des conditions de réalisation n’aurait absolument aucun
sens (note 14). C’est d’ailleurs pour cette raison que la première
partie de ce travail s’intéressera aux supports des œuvres
uniquement : il est nécessaire d’en comprendre les particularités
si l’on veut pouvoir ensuite analyser correctement les formes du graffiti
hip-hop. Les conditions de réalisation ont d’ailleurs tellement
d’incidence sur le résultat final que certains writers
n’hésitent pas à les rappeler comme une sorte d’excuse
sur des graffs dont ils ne sont visiblement pas très fiers (Ill.
06) (note 15).
Dans ce travail, nous allons donc traiter de toutes les formes de graffiti hip-hop,
même de celles qui peuvent à priori sembler moins “développées“.
C’est d’ailleurs au travers de cette diversité que l’on
pourra le mieux saisir les rapports entre supports et formes.
1.4 Une forme artistique ?
Le graffiti est-il une forme d’art ? Cette question est sans doute celle
qui revient le plus souvent dans les écrits sur le graffiti. Elle peut
pourtant paraître tout à fait incongrue : les tags peuvent en effet,
nous le vérifierons, être aisément assimilées à
la calligraphie. D’autre part, il semble évident que les graffs,
s’ils étaient exposés dans les circuits officiels, seraient
sans discussion considérés comme de l’art. De plus, comme
le démontre Arthur Danto (note 16), depuis que l’œuvre d’art
ne peut plus dans tous les cas être dissociée de son modèle
simplement par le regard, ce n’est plus l’œil mais un raisonnement
philosophique qui permet d’établir le caractère artistique
d’un objet ou d’une forme. Comment
dès lors refuser le statut d’artiste à des créateurs
tout à fait conscients de leur démarche artistique et de leur
inscription dans une véritable tradition ? On voit en effet souvent apparaître
le mot “art“ dans les œuvres des writers (Ill.
07 et 08) ainsi
que des allusions à leur parcours personnel au sein du mouvement hip-hop
(Ill. 09). Le caporal
Paillard, spécialiste du graffiti chaux-de-fonnier à la police
cantonale, explique quant à lui comment certains de ses “clients“
ont pu être flattés qu’il les considère comme des
artistes (note 17). De plus, la part d’improvisation dans le graffiti
hip-hop est minime, les œuvres faisant en général l’objet
de dessins préparatoires détaillés (note 18). Nous n’avons
donc en aucun cas affaire à une forme d’art brut ou d’art
naïf (note 19). Comment douter de la formidable motivation artistique qui
peut pousser des writers à prendre tous les risques, à
se procurer eux-mêmes des bombes de spray très chères et
à œuvrer souvent dans des conditions très difficiles, tout
cela sans aucun espoir, dans la plupart des cas, de retombées financières,
toujours dans le but de créer une forme esthétique ? Même
si certains writers n’apprécient pas le terme “art“
qui est trop connoté (note 20) et préfèrent être
appellés “graffeurs“, “tagueurs“ ou “writers“
plutôt qu’artistes (note 21), il semble évident que leur
démarche est tout à fait artistique. Pourquoi faudrait-il alors
que leurs œuvres entrent dans un musée ou une galerie pour être
considérées comme de l’art ?
Quoi qu’il en soit, nous n’allons pas ici faire un plaidoyer pour
la reconnaissance du graffiti hip-hop par le monde de l’art officiel.
Ce qui importe finalement c’est que, contrairement à ce que certains
peuvent laisser entendre (note 22), les formes et les procédés
du graffiti hip-hop sont assez proches de ceux de l’art reconnu pour pouvoir
être étudiés selon une démarche tout à fait
habituelle en histoire de l’art. Pour peu que l’on aille chercher
le matériau de l’étude là où il se trouve
: dans la rue.
2. Etat de la recherche
La plupart des auteurs s’intéressant au graffiti ne définissent
pas précisément leur champ d’étude : n’opérant
pas de véritable séparation entre graffiti au sens large et graffiti
hip-hop, ils mettent sur un même plan des formes n’ayant pas grand
chose en commun. Les bibliographies et même les archives sur le graffiti
souffrent exactement du même problème (note 23). Ce manque de précision
fait que l’on n’aborde que très rarement le graffiti hip-hop
sous un angle artistique : mélangé aux autres formes de graffiti,
on se borne trop souvent à le voir comme un sujet d’étude
uniquement sociologique ou psychologique. Lorsqu’on se lance dans une
approche artistique, c’est alors à coups de comparaisons hâtives
avec l’art brut ou avec des artistes “officiels“ comme Dubuffet,
Tàpies, Beuys ou Twombly, comparaisons qui, si elles sont peut-être
pertinentes en ce qui concerne des graffiti au sens large, ne s’appliquent
en aucun cas au graffiti hip-hop (note 24). A l’opposé, les comparaisons
qui, elles, auraient un sens, comme une mise en relation avec les procédés
du pop art, du cubisme ou de la calligraphie par exemple, sont presque complètement
inexistantes. Les grosses lettres tape-à-l’œil et souvent
illisibles du graffiti hip-hop rebutent-elles le chercheur ou a-t-il peur de
sortir des circuits traditionnels en allant chercher son sujet de recherche
dans la rue et sa bibliographie loin des circuits officiels ? Le manque d’études
esthétiques sur le sujet a pour conséquence qu’on le considère
le plus souvent comme un acte de vandalisme dont il faut étudier non
pas les formes mais les causes sociales et psychologiques.
De plus, les quelques exposés tournés vers les formes mêmes
du graffiti hip-hop sont souvent maladroits, se basant sur une catégorisation
“stylistique“ trop stricte et ressassant sans cesse les mêmes
théories sur la naissance du graffiti hip-hop à New York (note
25).
Il manque cruellement d’études formelles sur le graffiti d’aujourd’hui,
plus spécialement encore sur les oeuvres visibles en Europe (note 26).
Il est symptomatique de constater que, à notre connaissance en tout cas,
il n’existe aucun ouvrage, mis à part un article de quelques pages
dans une publication de l’Université de Zürich (note 27),
qui propose une analyse se basant directement sur des photographies originales
de graffiti ; on reste en général dans des généralités
bien loin de la réalité que l’on peut observer sur le terrain
(note 28).
Seuls deux ouvrages importants sont consacrés au graffiti hip-hop en
Suisse. L’un consiste essentiellement en une série de photos et
en quelques mots sur les débuts du graffiti hip-hop dans ce pays (note
29), l’autre est un recueil d’articles dont quelques-uns seulement
proposent une approche iconographique sur le graffiti hip-hop en général,
mais s’appuyant largement sur des exemples zurichois (note 30).
Quant aux publications concernant le graffiti dans le canton de Neuchâtel,
outre les publications spécialisées peu diffusées, réalisées
par les writers eux-mêmes (note 31), et contenant presque uniquement des
illustrations, elles se résument à deux pages dans un recueil
sur le trompe-l’œil en pays neuchâtelois (note 32), évoquant
furtivement une fresque d’un artiste chaux-de-fonnier.
La presse traditionnelle, lorsqu’elle aborde le graffiti, s’intéresse
presque exclusivement aux dommages causés, aux peines encourues, aux
procès, voire au profil sociologique de la “tribu des graffeurs“
(note 33). Il existe une large presse spécialisée (note 34), diffusée
dans des endroits très ciblés comme les magasins de bombes de
spray, dont certaines publications sont orientées vers le graffiti hip-hop
en Suisse et proposent parfois des photographies des œuvres du canton de
Neuchâtel. Mais ces fanzines servent essentiellement de moyen de diffusion
aux writers, éventuellement de tribune libre par le biais d’interviews,
mais presque jamais de cadre à des réflexions plus approfondies.
3. Démarche
En définissant le graffiti hip-hop actuel en ville de la Chaux-de-Fonds
comme sujet d’étude, nous espérons cibler suffisamment notre
objet pour éviter de tomber dans les travers habituels des travaux sur
le graffiti : parler du graffiti comme une sorte d’entité mythique
autorisant les rapprochements les plus hasardeux. Si l’on s’en tient
aux graffiti hip-hop que l’on peut observer sur les murs de la Chaux-de-Fonds
aujourd’hui, on se rend compte que les comparaisons avec les artistes
habituellement cités (note 35) lorsque l’on parle de graffiti ne
tiennent pas la route. Les graffiti hip-hop que nous étudions ici ont,
au premier regard déjà, moins de points communs avec les graffiti
de l’Antiquité ou les signes de Twombly qu’avec un tableau
comme Les Demoiselles du bord de Seine (Ill.
10) ou une peinture de Georges Mathieu (Ill.
11). Pourtant, ce genre de parallèle n’est jamais proposé,
tant on reste habituellement profondément ancré dans des modèles
comparatifs prédéfinis. Notre but n’est pourtant pas de
chercher à tout prix à comparer les formes du graffiti hip-hop
à celles d’artistes reconnus. Il s’agira avant tout de démontrer
que les démarches des writers (comme l’environnement dans lequel
ils évoluent d’ailleurs) sont finalement proches à bien
des égards de celles des artistes “officiels“. La décomposition
cubiste, la transfiguration pop ou le rythme des calligraphes sont ainsi des
concepts qui peuvent servir à mieux comprendre les formes du graffiti
hip-hop. Le rapport qu’entretient le writer avec son environnement, environnement
régulé par un ensemble de codes et de règles non écrites,
n’est pas non plus très éloigné des circuits officiels
de l’art ; la rue fonctionne d’ailleurs, nous le verrons (note 36),
comme un véritable musée du graffiti. Il faudra pourtant également
s’éloigner parfois assez largement des terrains habituels de l’historien
de l’art et explorer des domaines comme la bande dessinée ou l’imagerie
des jeux vidéos pour mieux cerner les oeuvres des murs de la ville.
Afin de rester le plus proche possible de notre sujet d’étude,
nous nous efforcerons de faire des allers-retours constants entre la théorie
et le terrain. Notre travail témoigne d’ailleurs de cette volonté
en proposant non seulement un exposé agrémenté de très
nombreuses illustrations originales, mais aussi un catalogue complet et une
carte des graffs de la ville. Pour mener une analyse esthétique du graffiti
hip-hop, comme l’explique fort justement Martine Lani-Bayles (note 37),
il est nécessaire de s’intéresser tout d’abord aux
supports des œuvres. Le terrain joue un rôle primordial dans l’élaboration
de l’œuvre, d’où la nécessité d’y
aller, d’y retourner, de chercher tags et graffs partout dans la ville,
de saisir la raison de leurs emplacements et leurs relations entre eux . C’est
cette phase de recherche presque archéologique que nous voulons restituer
par une cartographie et un catalogage précis.
Le catalogue, essentiel pour comprendre les relations entre formes et supports,
est un panorama complet de l’état du graffiti hip-hop à
la Chaux-de-Fonds début 2003. Son objet n’était jusque-là
conservé que très partiellement dans les archives de la police
et dans des collections personnelles de photographies des artistes eux-mêmes,
sources diffuses et difficiles d’accès. Cette partie de notre travail
ne nous servira donc pas seulement à chercher des schèmes récurrents
dans les graffiti de la ville ou à délimiter les endroits les
plus touchés par le phénomène, elle a également
pour but de garder une trace d’un art éphémère qui
n’est en général jamais sauvegardé de manière
systématique (note 38). A notre connaissance, cette démarche est
tout à fait originale, aucun ouvrage ne proposant de carte ou de catalogue
des graffiti en un lieu donné. Nous espérons ainsi permettre à
d’autres personnes intéressées d’avoir accès
à une banque de données qui pourrait constituer, dans quelques
années, la dernière trace des oeuvres que nous voyons aujourd’hui
fleurir sur les murs de la Chaux-de-Fonds mais qui seront rapidement recouvertes
par d’autres, abîmées ou simplement effacées (note
39). Dans dix ans, il pourrait être passionnant de comparer l’état
des murs à ce répertoire, chose impossible à réaliser
aujourd’hui, ce qui empêche d’ailleurs d’inscrire notre
étude dans une dimension temporelle.
Le catalogue regroupe tous les graffs de La Chaux-de-Fonds mais hélas,
pas les tags (note 40). De nombreux exemples de tags sont donnés dans
les illustrations et les zones taguées sont indiquées sur la carte.
Pourtant, un catalogage des tags aurait été tout simplement impossible
dans ce cadre, tant ils sont nombreux. Leur absence du catalogue est donc purement
liée à des raisons pratiques et ne signifie en aucun cas qu’ils
nous intéressent moins que les graffs ou qu’ils soient une forme
inférieure. Les photographies du catalogue sont simplement accompagnées
de quelques informations essentielles et l’emplacement des œuvres
représentées est indiqué par la carte.
Le but de ce travail étant de s’intéresser aux formes du
graffiti hip-hop et, plus encore, de comprendre comment celles-ci entrent en
relation avec leurs différents supports, notre exposé commencera
donc tout naturellement par une étude des supports utilisés par
les writers. Nous nous arrêterons alors sur les formes elles-mêmes
et, ensuite seulement, nous pourrons mettre en relation supports et formes pour
tenter de comprendre quelle interaction peut exister entre les deux.
Pour éviter tout risque de nous écarter de notre sujet d’étude,
mais aussi pour ne pas fausser la donne en privilégiant par la force
des choses les témoignages des writers accessibles - ceux qui ont décidé
de sortir de l’ombre en faisant, en partie en tout cas, des œuvres
légales - nous avons décidé de ne pas entrer en contact
direct avec les artistes. Demande-t-on à un étudiant qui travaille
sur un artiste contemporain reconnu s’il connaît personnellement
l’artiste ? On ne juge en général pas nécessaire,
même lorsque le sujet est contemporain, d’entretenir un contact
direct avec les artistes pour pouvoir mener une étude intéressante.
Preuve sans doute que le graffiti hip-hop n’est toujours pas vu comme
un sujet d’étude esthétique, mais plutôt sociologique
ou psychologique, c’est pourtant une question que nous avons entendue
des dizaines de fois en abordant notre travail.
Afin de mieux comprendre la nature des différents supports touchés
et la politique répressive, qui peut se révéler avoir une
grande incidence sur les formes, nous avons par contre jugé nécessaire
de nous entretenir avec un responsable de la lutte contre le graffiti de la
police cantonale à la Chaux-de-Fonds (note 41), le Caporal Paillard en
l’occurrence.
1 LE GRAND ROBERT 2001, sous “graffiti“.
2 LE PETIT LAROUSSE ILLUSTRE 2000, sous “graffiti“ et “graff“.
3 DICTIONNAIRE HACHETTE 2002, sous “graffiti“ et “graff“.
4 Bischoff (BISCHOFF 2000 , p. 7), utilise le terme de graffiti hip-hop. Le
sous-titre de BOMBING AND BURNING 1999 utilise, en allemand, la dénomination
“HipHop-Graffiti“. Lani-Bayle (LANI-BAYLE 1993, p. 9) opère
la distinction entre tag ou graff et graffiti, forme atemporelle. Miller, (MILLER
2002, p. 3) marque une différence entre “graffiti“ et “writing“
ou “Aerosol Art“. Bazin (BAZIN 1995, p. 68) parle de “formes
américaines“ pour définir ce type de graffiti contemporains.
Le catalogue de l’exposition High & Low (HIGH AND LOW 1991) traite
le graffiti “classique“ et le graffiti hip-hop (qu’il appelle
“subway graffiti“), dans deux chapitres tout à fait différents
intitulés respectivement “graffiti“ et “contemporary
reflections“.
5 Ainsi, un dessin comme celui de l’illustration
01 est un graffiti hip-hop même si son support n’est pas le
mur.
6 Voir chapitre 2, point 1.1.
7 On peut prendre comme exemple représentatif deux articles de Kunstforum
(HANDLOIK 1990 (1) et HANDLOIK 1990(2)) qui traitent en une dizaine de pages
seulement toutes les formes de graffiti, n’ayant d’autres points
communs que leur appartenance à la rue. Plus révélateur
encore, la bibliographie de Bosmans et Thiel (BOSMANS ET THIEL 1995, pp. 46-161),
l’une des plus fournies sur le graffiti, mélange totalement des
références archéologiques, folkloriques, psychologiques,
anthropologiques ou historiques… Sur près de 1800 références,
seules quelques dizaines ont un rapport avec le graffiti hip-hop et bien moins
encore concernent l’esthétique de ce type de graffiti.
8 Pour un résumé historique de la naissance du graffiti hip-hop
à New York voir DUMKOW 1999, p. 239, COOPER ET CHALFANT 1984, pp. 14-23
ou encore LANI-BAYLE 1993, pp. 34-37.
9 TIGHT 1996, p. 6.
10 Un graffeur réalise des graffs et non des graffiti au sens large,
qui sont eux réalisés par des graffiteurs. Voir chapitre 2, point
1.1.
11 Voir JACOBSON DICTIONARY sous “crew“ et CHALFANT ET PRIGOFF 1987,
p. 12.
12 Comme l’explique le Caporal Paillard, résumant une pensée
qui semble très fortement généralisée (ANNEXE 3,
question 43).
13 A propos des conditions nocturnes, voir MILLER 2000, MILLER 2002, pp. 126-128
et CASTLEMAN 1982, p. 24.
14 Pour Giller (GILLER 1997), la localisation de l’œuvre doit être
l’un des facteurs pris en compte pour juger une œuvre. Pour Stowers
(STOWERS 1997) au contraire, seuls les graffs et non les tags ont une qualité
esthétique.
15 Cette pratique est répandue : voir SCHAEFER-WIERY, STOWER 1997, SCHLUTTENHAFNER
1994, p. 63 ou, pour d’autres illustrations, COOPER ET CHALFANT 1984,
p. 38.
16 DANTO 1996, p. 17.
17 ANNEXE 3, question 43.
18 COOPER ET CHALFANT 1984, pp. 33-34 ou STAHL pp. 20-21 par exemple montre
l’importance des dessins préparatoires pour les writers.
19 Voir JOUET 2001, p. 110.
20 Voir les réflexions sur “l’art“ dans le sens officiel
du terme dans TIGHT 1996, pp. 91-97.
21 Voir BISCHOFF 2000, p. 132 par exemple.
22 D’après Stahl (STAHL 1990, pp. 105-107), l’approche iconographique
par exemple est impossible à envisager pour l’étude du graffiti.
23 Des archives sur le graffiti sont tenues à Kassel (http://people.freenet.de/graffitiforschung.de/KSurl.htm)
et à Vienne (http://graffiti.netbase.org/) mais ni les unes ni les autres
ne précisent leur objet de sauvegarde et les documents de tous types,
comme on l’a vu pour les bibliographies, se mélangent.
24 Thevoz (THEVOZ 1991, p. 315) cite Beuys qui dit que chacun est un artiste
et tente de comparer le graffiti à Dubuffet, ce qui est loin d’être
évident en ce qui concerne le graffiti hip-hop. Miller (MILLER 2002,
pp. 168-169) souligne avec raison que les comparaisons avec Basquiat ou Haring
sont peu pertinentes également, ces artistes s’étant rapidement
détournés des supports publics et illégaux.
25 L’historique proposé par Cooper et Chalfant (COOPER ET CHALFANT
1984) dans un ouvrage de référence, en 1984 déjà,
semble avoir largement conditionné les exposés suivants. Voir
tout de même l’approche historique originale de Miller (MILLER 2002,
pp. 24-69) qui explique la naissance du graffiti hip-hop à l’aide
de concepts extra-européens.
26 Comme l’affirme Stahl (STAHL 1990, p. 53).
27 Voir l’article de Catherine Hug dans BOMBING & BURNING 1999.
28 Ainsi, l’ouvrage Theorie des Style (STYLE ONLY WORKGROUP 1996), l’un
des seuls ouvrages qui soit consacré à une analyse purement formelle
du graffiti hip-hop, introduit des démarches et des concepts intéressants
mais reste hélas coupé de toute réalité car il ne
se base que sur des schémas parfois créés tout exprès
pour soutenir l’exposé, et non sur une observation des graffiti
eux-mêmes.
29 SUTER 1998.
30 BOMBING & BURNING 1999. Seule une partie de ce recueil d’articles
propose une approche iconographique.
31 CDF FORCE en est l’exemple le plus proche de notre sujet mais sa publication
a cessé il y a près de 10 ans déjà.
32 RUTTI 2001, pp. 64.65.
33 Comme le montre une revue de la presse suisse allemande entre fin 1994 et
juillet 1995 dans ANARCHIE UND AEROSOL 1995, pp. 90-94.
34 Voir note 164.
35 Voir point 2 de ce chapitre.
36 Voir chapitre 1 point 3.
37 LANI-BAYLE 1993, p. 7.
38 On nous montre dans HIGH & LOW 1991 (p. 382) qu’on a perdu toute
trace de la plupart des premiers graffiti du métro new-yorkais. L’internet,
largement utilisé pour exposer des photographies de graffiti, pose également
d’importants problèmes de conservation : voir JA 1997. Bosmans
et Thiel (BOSMANS ET THIEL 1995, pp. 32-33) soulignent quant à eux le
manque de méthodologie dans le recueillement et l’analyse des graffiti.
39 Le catalogue (ANNEXE 1) nous montre que, même si parmi les graffs encore
visibles, les plus anciens datent de 1988, 26 des 52 œuvres datées
ont été créées en 2002 et 2003.
40 Voir chapitre 2 point 1.1 pour saisir la différence entre tags et
graffs.
41 ANNEXE 3.